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      Kundera : l’art du roman sans idéologie ?

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 24 August, 2023 - 14:48 · 11 minutes

    « [L]’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence », écrivait Milan Kundera [1]. Inévitable, ce moment est advenu : la disparition de l’écrivain, en juillet 2023, marque le scellement définitif de son œuvre, désormais léguée à la postérité. Quels souvenirs nous laissent L’Insoutenable légèreté de l’être (1982) et l’écrit théorique L’Art du roman (1986) – soit les deux textes les plus connus de l’auteur tchécoslovaque, qui, face au durcissement du régime communiste, avait choisi de vivre en France la seconde partie de sa carrière littéraire ? Cinquante-cinq ans après le Printemps de Prague, nous revenons sur l’ambition paradoxale de Kundera : dépasser les partis pris de l’Histoire en faisant du roman un genre imperméable à toute idéologie.

    Le roman comme vertige existentiel

    Essai classique, L’Art du roman de Milan Kundera appartient à la catégorie des « défenses du roman » – avant que les grands réalistes du XIX e siècle (Balzac, Tolstoï, Dickens) lui donnent ses lettres de noblesse, le genre romanesque était jugé inférieur à l’épopée ou au théâtre tragique. Chez Kundera, le roman gagne encore en prestige, en finissant par usurper l’une des questions de Kant – « Qu’est-ce que l’homme ? » – , dont les réponses s’étendent de Cervantes à Kafka. Or, si le roman a une mission, il a aussi une nature : celle d’une antithèse parfaite au discours politique et à l’idéologisation de tout genre. Car, Kundera le dit, « le roman est né non pas de l’esprit théorique mais de l’esprit de l’humour. […] L’art inspiré par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. » Nul n’en discuterait au royaume du roman français, où Rabelais et Scarron règnent de consort avec Balzac, le maître d’œuvre de la Comédie humaine . Pourtant, la résistance foncière du roman à l’idéologie ne vient pas tant de sa lignée comique, que de la suspension du jugement moral qui lui serait propre : « L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d’ambiguïté dans leur discours apodictique et dogmatique. »

    Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine , qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes ?

    Nombreux seront les amoureux des lettres qui, si on leur proposait L’Art du roman en guise de pétition, le signeraient sans réfléchir une seule seconde. Oui, le roman, c’est la nuance et la complexité ! Les chatoiements de la lanterne magique qui luit dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust ! Les intermittences du cœur de La Princesse de Clèves ! C’est le contraire des discours politiques, de thèses simplistes – en un mot, le contraire de l’idéologie . Œuvre de maturité, L’Insoutenable légèreté de l’être reflète ces thèses théoriques, qui, comme l’auteur l’indique, sont inspirées directement de sa pratique. La singularité irréductible de chaque héros (Tereza, Tomas, Sabina, Franz et un petit chien qui, tous, habitent la Tchécoslovaquie au lendemain du Printemps de Prague) vient de l’aspect unique des thèmes qui les animent : « Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel. En écrivant L’Insoutenable légèreté de l’être je me suis rendu compte que le code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis. Pour Tomas : la légèreté, la pesanteur. » Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine , qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes – et que le sens de la vie individuelle ne peut être forgé par un quelconque collectif ?

    L’individu versus le pouvoir uniformisant : un tropisme intellectuel fin-de-siècle ?

    Le rejet de toute idéologie s’apparenterait-il alors lui aussi à un choix idéologique ? À l’évidence, ce roman ne peut être qualifié d’apolitique. La condamnation des envahisseurs russes est sous-tendue, chez Kundera, par le rejet de l’utopie du communisme : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » ( L’insoutenable légèreté de l’être , 1982).

    Cependant, une position politique n’est pas encore idéologie : celle-ci est un ensemble cohérent des idées, que l’on retrouve déployé dans une époque, une société, ou parmi les représentants d’une certaine catégorie sociale. De quel ensemble le texte de Kundera serait-il proche ? On se rappelle ici les cauchemars de Tereza : la nuit, elle rêve de devoir marcher nue avec une rangée d’autres femmes, en découvrant l’effroyable ressemblance de son corps à ceux des autres. « Depuis l’enfance », commente le narrateur, « la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camp de concentration ; le signe de l’humiliation. » Le désir de la singularité individuelle reflète la dynamique globale de l’œuvre, en ce que d’autres personnages y cherchent à se défaire des liens sociaux, de tout groupe plus large que la relation inter-personnelle. Ce versant-là de la légèreté est aussi difficile qu’il est désirable.

    Le roman semble enseigner la « sagesse de l’incertitude », dans le mesure où son auteur ne formule aucun jugement moral sur les personnages : leur recherche de légèreté n’est en soi ni positive ni négative. Mais le parti pris se cache dans l’absence de héros alternatifs, d’exemples réussis du lien politique ou familial. En regardant l’Histoire à travers les yeux des héros de L’Insoutenable légèreté , nous découvrons que les opposants ne valent guère mieux que les envahisseurs. Rares, les défenseurs de l’ordre matrimonial agacent par l’étroitesse d’esprit et le ridicule. On se rappelle ici les mots de Ludvik, cet autre personnage de l’univers de Kundera, qui, après avoir été exclu du parti communiste tchécoslovaque, découvre que, tout comme les élites, les parias de la société se rassemblent, eux aussi, en groupe pour torturer l’un de leurs comparses : « Je me mis à douter de la valeur de notre solidarité due seulement à la pression des circonstances et à l’instinct de conservation qui nous agglutinaient en un troupeau compact. Et je commençais à penser que notre collectivité […] était capable de traquer un homme (l’envoyer en exil et à la mort) tout comme la collectivité de la salle d’autrefois, et comme peut-être toute collectivité. » ( La Plaisanterie , 1967)

    Dès lors, le pays étranger, mais également la vie sentimentale et sexuelle sont comme des lieux d’exil où les héros cherchent à se réfugier de la grande Histoire. Lors d’un jeu sexuel, Sabina se regarde, dénudée, dans un miroir soigneusement posé par terre : la résistance passive réside dans l’érotisme solipsiste. La vie sociale devient ici un antagonisme perpétuel entre l’individu et l’État (ou autre collectif) qui cherche à se saisir de son « moi » intérieur. C’est en cela que la pensée de Kundera demeure profondément ancrée dans son époque. La tension entre l’étatique et l’individuel travaille déjà la philosophie de Michel Foucault, se reflétant dans les concepts du biopouvoir et de la biopolitique : ceux-ci recouvrent les pratiques institutionnelles qui façonnent l’individu en contrôlant son corps, ses attitudes, sa sexualité et sa posture « morale ». Fruits de l’époque où la découverte des crimes totalitaires pénétraient tous les esprits, les idées foucaldiennes permettent même aujourd’hui d’analyser les formes du contrôle contemporaines. Mais, tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique. À commencer par la suivante : puisque toute idée universelle porte en elle l’écrasement de la singularité, le totalitarisme peut se définir comme un Idéal collectif imposé à l’individu et, à ce titre, commencer dès l’Antiquité grecque : c’est ce que nous suggère le Testament de Dieu (1979) de Bernard Henri-Lévy.

    Tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique.

    Mais Kundera serait-il libéral ? Après tout, rien ne dit que les parcours des personnages expriment le point de vue de l’auteur même : sa visée est de reconstruire quelques subjectivités singulières, qui, prises dans les tournoiements de l’histoire trouble de l’Europe de l’Est sous la houlette soviétique, ont de quoi développer une hantise viscérale du groupe. Un autre indice rappelle que son œuvre demeure porteuse de cet ensemble d’idées cohérent qui indique l’appartenance d’un texte littéraire à une époque et une culture donnée. Le thème de la subordination de la femme à l’homme transfuse la structure même de ce roman. D’emblée, elle est nourrie par un certain écart professionnel. Les protagonistes masculins, Franz et Tomas, sont, respectivement, universitaire brillant et chirurgien hors pair. À son tour, la femme de Tomas est sans emploi ou serveuse, l’amante de Franz, artiste : dans les toutes dernières pages du roman, elle bénéficiera d’un succès sans éclat et tardif. Mais c’est la vie intime qui est le véritable terrain de l’inégalité des forces. Bien qu’elle incarne la femme indépendante, l’artiste Sabina rêve elle aussi d’un homme qui puisse avoir « la force de commander » ; épouse sacrificielle par excellence, Tereza ne vit, elle, que pour supporter Tomas et sa série de conquêtes donjuanesques.

    Le Dom Juan anticonformiste : un héros classique du roman masculin ?

    Or, comme le narrateur le confiera, celles-ci relèvent d’une véritable quête ontologique. Car, comme nous l’apprenons, « [m]ême aujourd’hui, bien que le temps de la conquête ait considérablement raccourci, la sexualité est encore pour nous comme le coffret d’argent où se cache le mystère du moi féminin. » Dès lors, le Dom Juan ne fait que chercher la parcelle mystérieuse, qui, dans un être, fonde son air unique : « Tomas était obsédé du désir de découvrir ce millionième et de s’en emparer et c’était ce qui faisait pour lui le sens de son obsession des femmes. Il n’était pas obsédé par les femmes, il était obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, il était obsédé par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres. »

    Par l’idée singulière qu’il donne de la femme et de la vie sentimentale, le roman de Kundera nous fait entendre les notes fréquentes chez les auteurs de la même période. Certes, rien ne peut rivaliser avec Les Femmes (1983) de Philippe Sollers, qui, incontestablement, jouerait le rôle du premier violon dans cet orchestre. Mais l’œuvre sonnera à l’unisson avec Un homme (2006) de Philip Roth, ou les romans américains de John Updike. « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature d’après guerre sont désormais sénescents […] », notait David Foster Wallace en 1997, dans son article sur Updike, intitulé « Le champion des phallocrates littéraires en balance un [roman] : est-ce la fin des narcissiques magnificents ? » Ce vieillissement, comme l’analyse Wallace, n’est pas dû seulement à l’âge des écrivains en cause. Avec le changement de génération, le système de pensée qui fait des épanchements de l’ego libidinal une arme de résistance se trouve lui-même définitivement vieilli.

    Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le roman n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes.

    Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le roman n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. En relisant le plus célèbre roman de Milan Kundera, il ne s’agit pas de faire ses adieux à l’auteur ou à son œuvre. On laisse pourtant l’image rêvée de l’écrivain qui, attrapant l’Histoire dans ses filets, parvient comme par magie à s’en extraire lui-même. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, on se dégrise du rêve de l’auteur-Dieu.

    [1] Milan Kundera, L’Art du roman , in Œuvre. II , Gallimard, coll. Pléiade, 2011, p. 651.

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      Existe-t-il un style réactionnaire ? Entretien avec Vincent Berthelier

      news.movim.eu / LeVentSeLeve · Sunday, 11 June, 2023 - 19:29 · 34 minutes

    « En matière de littérature, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches ». Voici le point de départ de l’essai Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier, Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Cité. Une idée communément admise lorsqu’il est fait mention des auteurs classés à l’extrême droite, qui se fonde notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit . Ce dernier constituerait en réalité un « miroir déformant », car enseigné dans les lycées, à l’inverse de la plupart des auteurs réactionnaires. De Maurras à Houellebecq en passant par Camus, l’auteur revient sur un sujet aussi passionnant que brûlant et nous offre le panorama d’un siècle et demi de littérature. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscription de Dany Meyniel et photographies de Clément Tissot.

    Le Vent Se Lève – « Les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent, les amis du peuple parlent le français de Richelieu et les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches » : d’où vient cette idée ?

    Vincent Berthelier – Raymond Queneau (1903-1976) a formulé cette idée dans un texte qui remonte au années 1940. Ce n’est pas le premier, mais il le fait de manière plus nette que d’autres. C’est également à ce moment que cet imaginaire du style, perçu comme une propriété intrinsèque de la droite, se met en place. Queneau a d’abord été surréaliste avant de le quitter.

    Par la suite, il a été trotskyste et marxiste militant. Puis, il a traversé une phase que l’on ne peut pas vraiment qualifier de réactionnaire, davantage d’anti-moderne. Il s’est rapproché du courant « personnaliste », attiré par le retour à la terre, aux « valeurs ». Dans le même temps, il se pose des questions sur la décadence de l’Occident, qu’induirait la technique ou le machinisme.

    Queneau a donc eu un parcours politique atypique. D’un point de vue littéraire, il s’est beaucoup interrogé sur les questions de langue en général, et de style en particulier – notamment sur le purisme littéraire, la façon d’orthographier le français et le rapport entre la langue écrite et la orale. Quand il écrit ce texte, celui-ci vient après une série de réflexions sur la manière de faire passer l’oralité dans l’écrit. Il a constaté que la tentative qui a rencontré le plus de succès en la matière était celle de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

    Louis-Ferdinand Céline lors de l’attribution du prix Renaudot à son roman Voyage au bout de la nuit en 1932 (domaine public)

    Lorsque Queneau écrit, Céline est perçu comme fini, d’un point de vue littéraire. Pour autant, ses deux ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit , ainsi que ses pamphlets, ont été des succès de librairie.

    Queneau produit ce de paradoxe en ayant d’abord en tête la figure de Céline, à partir de laquelle il effectue une généralisation. Il identifie des contre-exemples : Charles Maurras (1868-1952) ou Abel Hermant (1862-1950). Ce dernier est tout à fait oublié aujourd’hui. Il a une œuvre de romancier, mais s’est surtout fait connaître comme journaliste et chroniqueur puriste. Ils ont collaboré avec des modalités différentes. Maurras était vichyste jusqu’au bout des ongles, Hermant beaucoup plus pro-allemand. lls représentent l’extrême droite réactionnaire et un style académique classique.

    Ce sont des contre-exemples pour Queneau, qu’il ne mentionne que pour les mettre de côté. Il a en tête un autre exemple – qui lui sert de confirmation – qui est un livre oublié aujourd’hui : Les propos de Coco-Bel-Œil . C’est une petite histoire autour de Coco, un ouvrier communiste engagé. Avec ses camarades, il défend une ligne orthodoxe-ouvriériste et, dans l’histoire, tous les cadres du Parti sont corrompus, embourgeoisés. Tout ceci est raconté par Coco dans un style de titi-parisien oralisé, argotique, parfois très proche de celui de Céline.

    © Clément Tissot

    Queneau y voyait une confirmation du paradoxe selon lequel les réactionnaires sont stylistiquement les plus audacieux. J’ignore à quel point Queneau savait que celui qui a produit ce texte est une personne dont le nom d’état civil est Well Allot (1919-2012). Il a écrit sous différents pseudonymes dont Julien Guernec ou François Brigneau. C’est un cadre, un des fondateurs du Front National, un ancien milicien qui n’a jamais quitté l’extrême droite dans sa frange la plus dure.

    Si Brigneau écrit dans un style argotique, ce n’est pas juste parce qu’il y aurait une affinité entre le style populaire, argotique, oralisé et l’extrême droite. C’est que lui-même admire Céline. Pour autant, ce dernier a créé une vogue qu’il convient de nuancer. En effet, il ne s’agit pas du premier réactionnaire qui écrit dans une langue orale. Avant lui, on trouve Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en Suisse. C’est un style extrêmement différent de celui de Céline, qui est oralisé, non pas dans une veine d’inspiration urbaine, mais dans une veine d’inspiration rurale localisée en Suisse. Ramuz est très marginal dans le champ français : l’importance de ce cas de figure doit être nuancée. Si Guernec écrit ainsi, c’est en référence à Céline.

    Des personnes de gauche s’intéressent, sont intriguées, voire fascinées par cette littérature d’extrême droite. On pourrait l’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites.

    Ainsi, nombre d’auteurs des années cinquante avec un passé de collaborateur se réfèrent à Céline et écrivent dans ce style transgressif. Je n’en parle pas beaucoup parce que ce sont des auteurs de livres plutôt populaires – par exemple Michel Audiard qui est romancier et qui écrit des polars, Frédéric Dard est aussi un grand admirateur de Céline, Albert Simenon qui a lancé la vogue du polar argotique.

    De nombreux auteurs qui sont des admirateurs de Céline – y compris du Céline antisémite des pamphlets – se trouvent être par ailleurs des auteurs qui pour des raisons parfois alimentaires se mettent à écrire des romans populaires en exploitant cette veine argotique-orale. Cela explique le biais, pour Queneau lecteur de ce genre de littérature de séries noires : il a eu l’impression qu’il y avait cette affinité paradoxale entre le style transgressif et l’extrême droite.

    LVSL – Votre essai a donné lieu à un nombre conséquent d’articles, de critiques, de recensions. Comment expliquez-vous un tel intérêt de la part des lecteurs, journalistes alors qu’à l’exception d’auteurs comme Houellebecq et Céline, beaucoup d’auteurs évoqués dans votre texte sont peu ou ne sont plus lus aujourd’hui ?

    VB – Avant même de commencer ce livre, je me doutais que le sujet de l’extrême droite intéresserait davantage que la plupart des sujets de recherche en littérature. Le contexte politique est évident. De plus, l’essai est paru juste après la sortie des inédits de Céline, dans une année très littéraire, à laquelle on peut ajouter le Nobel d’Annie Ernaux, que certains ont considéré volé à Michel Houellebecq. Tout cela a contribué à faire parler du Style réactionnaire . Ensuite le choix du sous-titre qui met en avant Houellebecq et Céline en quatrième de couverture. Ce sont des choix de communication tout à fait pertinents. Mon éditeur a eu raison de m’inciter à mettre Houellebecq en couverture. Quand je fais des entretiens, on me pose d’abord des questions là-dessus.

    Annie Ernaux, Creative commons

    J’ai fait des études littéraires et j’ai lu du Céline : j’ai aimé lire Voyage au bout de la nuit , ainsi que Mort à crédit . J’ai donc exploré le reste de la littérature réactionnaire. Je ne suis pas le seul ! Des gens de gauche sont nombreux à être intrigués, voire fascinés par cette littérature d’extrême droite. C’est quelque chose qui pourrait s’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites. Pour les lecteurs qui placent leur limite morale à l’extrême droite, c’est assez logique de s’intéresser, d’un point de vue littéraire, à cette frange.

    LVSL – L’ouvrage s’inscrit entre deux bornes chronologiques : d’une part Charles Maurras, que vous mentionnez comme figure tutélaire de ce courant réactionnaire, et d’autre part Michel Houellebecq. Pourquoi ces choix – et quid des différents mouvements qui composent une période longue d’un peu plus d’un siècle ?

    VB – Pour la chronologie, il y a une part d’arbitraire puisque l’histoire de l’extrême droite – si on part de la partition des courants politiques – remonte à la Révolution française pour la partition droite-gauche. L’emploi politique du mot réaction provient de cette même période. Pour la littérature d’extrême droite ou la littérature réactionnaire, on aurait pu remonter à Joseph de Maistre (1753-1821), à Louis de Bonald (1740-1854), à des auteurs du 19ᵉ évidemment ce qui aurait constitué un corpus immense. Se pose par exemple la question de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, Maxime Du Camp (1822-1894), des figures comme Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Léon Bloy (1846-1917). Cela donne une liste tout à fait colossale et pour une conjoncture politique très différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui.

    Je mentionne tout cela très brièvement dans l’introduction du livre, mais je voulais rapidement le mettre de côté. Ce qui m’intéressait, c’était de partir d’un moment qui soit pertinent pour comprendre la situation politique et le fonctionnement de l’extrême droite aujourd’hui. Dans cette perspective, je pense qu’il est plus pertinent de partir du lendemain de la Première guerre mondiale (même si on parle de Maurras, on part d’un peu avant – j’évoque ses textes qui ont été élaborés vers les années 1890). Selon moi, Maurras constitue à la fois un théoricien politique et un théoricien esthétique. Il a essayé de donner une forme assez systématique à sa pensée. Il connaît des échos, des reprises jusqu’à aujourd’hui.

    On a par exemple vu il n’y a pas très longtemps sur des campus universitaires ou ailleurs, des associations royalistes d’extrême droite qui collaient des autocollants lisez Maurras . Ce sont des phénomènes qui semblent anachroniques, mais une certaine actualité persiste autour de l’auteur – que l’on pense au débat autour de sa commémoration il y a quelques années.

    Je voulais entre autres questionner le rapport entre la réaction et le fascisme au sens large. C’est un des gros morceaux du problème du point de vue politique. En ce qui concerne la société française, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre les mouvements auto-proclamés fascistes français qui se réclament du fascisme sans en revenir à Maurras – qui est la base idéologique de ces courants. Quand on regarde l’hebdomadaire Je suis partout même en plein cœur de la guerre et de l’Occupation, (alors qu’ils ont rompu avec Maurras qu’ils trouvaient trop « mou »), dès qu’ils commencent à parler de politique de manière plus générale, de la forme idéale qu’ils donneraient aux institutions, le modèle de société qui, selon eux, devrait être le modèle fasciste, ils font du Maurras.

    Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

    Il y a donc un continuum idéologique qui peut être étonnant quand on a l’impression que la rupture domine, discontinuité entre ces deux courants de la droite. Dans les études historiques sur la droite, c’est ainsi qu’était présentée l’école de René Dumont. D’un côté, il y avait la droite française bonapartiste, légitimiste et orléaniste, de l’autre le fascisme qui était quelque chose de tout à fait étranger. Lorsqu’on essaie de reconstituer l’histoire des idées, cette idée n’est pas confirmée. Le fascisme à la française semble à la fois pouvoir légitimement être considéré comme une forme de fascisme. Il se situe dans une continuité avec la pensée réactionnaire élaborée au début du siècle.

    Voilà pour les bornes. Ensuite pour le processus, le parcours historique que j’ai suivi, je l’ai suivi à la fois en fonction des grands événements : les lendemains de la Première guerre mondiale, l’entre-deux guerre puis le moment de l’occupation et de la Libération et puis la séquence qui s’ouvre fin des années 70, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche en France et le retour d’abord politique puis culturel de l’extrême droite.

    Ce parcours chronologique est à la fois politique, historique et littéraire. J’ai analysé trois phases. La première est celle de l’entre-deux guerres. Elle correspond à un magistère intellectuel de l’Action française, donc de la pensée maurrassienne qui dominait du point de vue esthétique et stylistique par le classicisme. Ce dernier recouvre des choses extrêmement différentes, notamment dans sa traduction littéraire. Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

    Dans sa poésie, Maurras ne respecte pas les règles de versification. Elle possède un aspect archaïsant qui est finalement étrange, alors que les auteurs du 17ᵉ siècle ne sont pas des auteurs archaïsants -ils se veulent classiques, ont un idéal d’ordre, d’harmonie, de clarté, mais demeurent des fondateurs et ne se réfèrent pas à une norme passée. Après Maurras, on a l’exemple de Léon Daudet (1867-1942) dont un des grands modèles littéraires est François Rabelais donc qui aime beaucoup écrire dans une veine truculente, ordurière, plutôt en phase avec toutes les littératures pamphlétaires produites au cours du 19ᵉ siècle.

    Daudet est moins classique que Maurras dans ses goûts. Le soutien de Daudet à Voyage au bout de la nuit pour le Goncourt a beaucoup été commenté. Il baignait dans le milieu littéraire, était amateur de Proust. On a beaucoup commenté certes, mais également beaucoup exagéré aussi. Au point qu’on trouve le même paradoxe selon lequel le journal l’Action française aurait eu, tout en étant sur une ligne très réactionnaire et conservatrice, des pages de critiques littéraires beaucoup plus avancées. Ce n’est pas vrai.

    Des études sur l’Action française établissent que les goûts aussi bien de Maurras que d’autres chroniqueurs qui se sont succédé – dont Robert Brasillach – sont très classiques. Ils n’apprécient pas ce qui se fait de moderne.

    Daudet a soutenu Voyage au bout de la nuit . Pour autant, quand il a lu Mort à crédit , il a moins été à l’aise, comme la plupart des journalistes et critiques littéraires de l’époque. Certains ont continué à soutenir Céline, mais son succès a davantage été populaire. En revanche, pour des journalistes qui étaient des lecteurs bourgeois avec une formation beaucoup plus classique, le livre leur a quelque peu échappé. On a donc là la première phase qui est marquée plutôt par un imaginaire esthétique classique et par rapport au style plutôt hostile à la gratuité stylistique, à l’Art pour l’Art, à l’expérimentation pour elle-même.

    Cela est très net dans les discours de Maurras. Cela se voit d’un point de vue littéraire, à travers ce que font ceux qui gravitent autour de l’Action française. J’ai analysé dans ce sens la figure de Georges Bernanos. Il a une manière d’écrire très personnelle. Il se méfie du beau style, de l’esthétique gratuite pour des raisons politiques et aussi pour des raisons religieuses. Pour lui, la littérature d’esthète est une littérature sans transcendance, sans dieu, décadente. Il n’aime pas trop André Gide (1869-1951) ou Marcel Proust (1871-1922).

    D’une autre manière, c’est quelque chose qui se voit à travers un auteur qu’on ne lit plus beaucoup : Marcel Jouhandeau. Il a toujours s’agit d’un auteur confidentiel, même s’il est assez intéressant. C’est un auteur de la NRF perçu comme un styliste assez distingué, raffiné et qui n’était pas vu au départ comme un écrivain politique, même s’il venait d’un milieu conservateur et catholique. Au moment du Front populaire il s’est radicalisé, comme beaucoup à droite qui ont été surpris par sa victoire électorale. Que l’on puisse instituer un ministère des Loisirs leur semblait scandaleux.

    Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

    Jouhandeau, qui était jusque-là un pur esthète, est interpellé par la situation du pays : il se met à écrire des textes politiques et pamphlétaires, abandonnant ce style si raffiné qui faisait sa signature. Il se met à écrire dans le style polémique, journalistique qui est celui de son époque. Les caractéristiques rhétoriques de ce style ont été étudiées par des chercheurs comme Marc Angenot : il consistait en un mode de paroles à la fois très personnel et en même temps fondé sur la généralisation d’impressions qui permettent de donner des effets de sincérité : « Je dis ce que j’ai vu – Je dis ce que je pense – Je n’ai pas peur de parler » .

    Ce genre de tactiques se retrouve dans la prose des pamphlets de Jouhandeau à cette époque-là. Voilà deux exemples différents, mais qui corroborent cette tendance à la méfiance de l’extrême droite à l’égard du style. À la suite de l’Occupation, on trouve une génération de plus jeunes réactionnaires qui émerge et possède déjà un rapport moins académique à la littérature. C’est le cas avec Lucien Rebatet (1903-1972), un amateur de la littérature d’avant-garde, qui s’intéresse au surréalisme, au dodécaphonisme en musique et avant cela à Debussy et Wagner. Il est en ce sens plus ouvert dans ses goûts artistiques que la vieille garde maurrassienne.

    On note déjà une légère inflexion. L’autre changement est que du point de vue des écrivains fascistes, on trouve une forme d’attrait ambigu pour l’avant-garde qui les distingue de la génération précédente. C’est le cas pour Rebatet, c’est le cas en partie aussi pour Drieu. Néanmoins, dans leur production littéraire, ils ont tout de même une sorte de surmoi classique qui persiste. Par conséquent, quand Drieu se met à écrire des romans, il le fait dans le cadre assez éprouvé du roman français à la Balzac. Quand Rebatet publie Les Deux Étendards , alors que son modèle littéraire est Joyce, il écrit : « je n’ai pas réussi à faire un roman à la Joyce, j’ai fait autre chose ».

    Même chez des écrivains fascistes, les velléités avant-gardistes sont assez vite laissées de côté. À la Libération, le champ littéraire est perturbé. Par la mort de certains auteurs tout d’abord, l’emprisonnement d’autres, l’exécution de Brasillach, des départs en exil – dont Céline. L’arrivée d’un petit groupe d’écrivains qu’on appelle les Hussards est déterminante pour la droite littéraire, et notamment du plus stratège d’entre eux, Roger Nimier. Avec d’autres, il est décidé à remettre sur le devant de la scène ces figures littéraires marginalisées du fait de leurs activités politiques et de leur engagement sous l’Occupation. Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

    En réalité cette idée, cet imaginaire stylistique se dessine complètement à partir de la Libération. Il est élaboré par Céline, chose qu’on connaît bien du fait de toutes les interviews que ce dernier a donnés après-guerre, dans les années cinquante au moment de la sortie d’un Château l’autre , c’est un discours qu’il a élaboré après-guerre également dans le petit livre Entretiens avec le professeur Y , mais ce n’est pas le discours qu’il tenait, dans l’entre-deux guerres, sur son style. Au moment de la sortie de Voyage au bout de la nuit Céline parlait très peu volontiers de sa manière d’écrire normalement, il évacuait la question en répondant : « j’écris comme je parle » .

    Portrait of Vincent Berthelier © Clément Tissot

    Le fait de mettre en lumière la question stylistique est un élément nouveau, propre à ce contexte de la Libération. Cela est vrai chez Céline et se vérifie aussi chez d’autres auteurs comme Jacques Chardonne (1884-1968) qui est un auteur complètement oublié aujourd’hui mais qui développe cette idée de la primauté du style et que les idées finalement sont secondaires. Tout cet imaginaire se noue dans les années 1950, à la faveur aussi du fait que la grande figure (pas la seule) de la gauche intellectuelle à l’époque est Jean-Paul Sartre. Il se trouve que Sartre et son entourage n’aiment pas trop le beau style, ils ont une sorte d’hostilité a-priori à l’égard du bien écrire – ce qui ne veut pas dire que Sartre écrivait mal – de fait Sartre a une conception du style qui est très classique et neutre, c’est-à-dire le style ne doit pas trop se voir.

    Même si ce serait vrai pour les textes à idées de Sartre, la réalité demeure complexe. On trouve des textes dans lesquels Sartre s’essaye à un style plus transgressif, tente de prendre la marque d’un certain parler populaire, des textes plus tardifs comme Critique de la Raison dialectique , où il essaye de modifier son style pour le rendre adéquat à l’expression d’une pensée dialectique – ce qui donne un résultat qui n’est pas du tout conforme aux normes stylistiques scolaires. Chez les auteurs de gauche la question du style est extrêmement compliquée et pas aussi univoque que les auteurs de droite de l’époque ont voulu le faire croire.

    Ainsi cette hostilité de Sartre et son entourage à l’égard du style a favorisé aussi ce type de discours qui a continué à circuler jusqu’à aujourd’hui. Quand on lit la presse littéraire de droite, on trouve ce poncif qui demeure très répandu – jusque dans l’université. C’est un imaginaire jamais trop questionné, du fait que de tous ces auteurs réactionnaires, le seul qui soit vraiment resté est Céline.

    Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier

    Parmi les auteurs importants, il y aurait Drieu la Rochelle, avec un roman comme Gilles , qui est un excellent roman par ailleurs. On ne sait pas spontanément dans quelle case le mettre stylistiquement. Ce n’est pas un roman académique, ce n’est pas le style de Proust, ni celui de Gide, ce n’est pas le style ampoulé et contourné : c’est un roman classique dans sa construction narrative et dont le style, quand on le lit spontanément, est assez mordant.

    On trouve une ironie chez Drieu, elle n’est pas caractéristique d’un courant politique. Paul Nizan est plus acide que Drieu : ce dernier ne ressort pas spécialement. Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier. Voilà pour la deuxième séquence et les conséquences qu’elle a jusqu’à aujourd’hui.

    La troisième séquence se clôt sur Houellebecq. Pour autant, ce dernier n’est pas une caractéristique de ce phénomène. On trouve toujours des écrivains de droite qui sont actifs dans les années 1960, 1970, mais il n’y a plus comme avant une grande figure. Les Hussards sont encore vivants, continuent à écrire, mais ce sont des écrivains mineurs qui se font connaître par d’autres biais que la littérature. Roger Nimier meurt en 1962, Chardonne son oeuvre est vraiment derrière lui dans les années soixante.

    Paul Morand rentre à l’Académie, il a un dernier succès avec son livre Venise mais c’est une figure de la première moitié du siècle, pas de la deuxième. Quelqu’un comme Jacques Laurent, est un écrivain mineur qui obtient des succès populaires comme romancier historique, mais grand public dont certains ont été adaptés au cinéma comme la série des Caroline chérie . Antoine Blondin qui a acquis sa renommée en tant que journaliste – c’est le cas de tous les Hussards qui sont écrivains et journalistes littéraires – se fait adapter au cinéma mais il le dit lui-même : « Je suis resté mince, mon œuvre aussi » : c’est relativement un petit écrivain.

    On pourrait en citer d’autres, par exemple les romans que Jean Raspail écrit dans cette période – qui est quelqu’un de très marginal dans le champ littéraire. Michel Henry qui est philosophe et qui se met à écrire des romans après 68 – dont l’un obtient le prix Renaudot – mais qui demeure un philosophe. Ces écrivains ne se retrouvent nullement dans un milieu, comme l’étaient les réactionnaires dans l’entre-deux guerres, qui se connaissaient, se lisaient, se fréquentaient. Cette constellation se retrouve éclatée.

    La nouvelle génération littéraire, qui prend une certaine importance à partir des années 1980, vient d’horizons très différents. Que l’on pense à une figure comme Emil Cioran (1911-1995) : ce dernier commence son œuvre dans les années cinquante, demeure très marginal dans le champ littéraire et se re-politise de façon plus explicite en France à partir des années 1970. Renaud Camus que l’on connaît aujourd’hui pour ses propos sur le « grand remplacement », commence dans l’avant-garde. C’est un proche de Roland Barthes, qui contribue à le lancer.

    Richard Millet a une formation assez atypique pour un auteur de droite, il a fait des études de lettres à Vincennes et a donc été formé par des professeurs de gauche et une tradition littéraire marquée par des figures comme Georges Bataille (1897-1962), Pierre Klossowski (1905-2001), Marguerite Duras (1914-1996) et une grande partie du Nouveau Roman.

    Que l’on parle de Renaud Camus ou de Millet, il s’agit d’individus qui se positionnent et viennent après toutes les avant-gardes littéraires des années 1950 – lesquelles étaient nettement plus marquées à gauche. Les représentants du Nouveau Roman étaient plutôt favorables à l’indépendance algérienne. Ils n’avaient rien à voir avec le petit milieu d’extrême droite qui continuait à vivoter dans les années 1950 et 1960. Réciproquement, toutes les figures de l’extrême droite littéraire qui avaient survécu après la Libération étaient très hostiles à tout ce qui se faisait à l’avant-garde.

    Cette nouvelle génération d’auteurs (qui intègre Houellebecq), se positionne par rapport à l’héritage littéraire de ces années 1950 et à l’héritage avant-gardiste. Elle se positionne par rapport au Nouveau Roman, mais pas par rapport à ce qu’ont fait Jacques Chardonne, Paul Morand. Houellebecq tenait de tels propos dans une interview il y a quelques années, disant que tous ces auteurs, à part Céline, étaient des seconds couteaux sans intérêt. Il mettait même à la poubelle des auteurs intéressants, d’un point de vue littéraire, comme Drieu.

    Cette dernière séquence est marquée par son éclatement et la prise de position par rapport à des avant-gardes littéraires, qui avaient un rapport pratique très expérimental du style. J’ai essayé de voir de quelle manière ces auteurs réinvestissent leur propre rapport au style et leur propre pratique stylistique de sorte à la conformer avec leur positionnement politique qui est réactionnaire ou le devient.

    Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette recombinaison se fait des années 1980 à aujourd’hui. Ce dont je ne parle pas tellement dans le livre qui est de plus en plus visible aujourd’hui, c’est la façon dont la droite littéraire se reconfigure. Je parle de la façon dont une droite intellectuelle, au sens large, s’est reconfigurée avec à nouveau des liens assez forts qui se sont tissés entre des figures du journalisme et des essayistes polémistes : on peut tracer des liens entre Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy.

    Ces liens se sont resserrés. Ils incluent maintenant des écrivains. Ce n’était pas forcément le cas de façon nette il y a quelques années. Un certain nombre d’éléments ont marqué les jalons de ce processus. Ainsi l’affaire où Richard Millet a fait un scandale qui a été lancé par Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio et qui a été soutenu en retour par Finkielkraut et diverses figures notamment de la droite intellectuelle journalistique. Ensuite la popularisation de la notion de grand remplacement que Houellebecq reprend désormais. Il disait dans sa récente interview avec Michel Onfray que Renaud Camus semblait être un bon écrivain. Donc ces figures littéraires-là qui étaient isolées les unes des autres – même si elles ne l’étaient pas dans l’absolu – sont dorénavant liées les unes aux autres. C’est une configuration nouvelle.

    On retrouve le style de Guy Debord – à la fois révolutionnaire, hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp -, grand lecteur des moralistes classiques, dans une partie de l’extrême gauche libertaire

    Il me semble que ce lien n’advient pas n’importe quand. L’activité d’écrivain de Renaud Camus est derrière lui. On peut dire à peu près la même chose pour Richard Millet qui produit essentiellement des pamphlets et dont les livres littéraires, ceux qui intéressent encore quelques universitaires, sont ceux qu’il a produits dans les années 1990, 2000 et pas les suivants. Ainsi aujourd’hui, il a une activité principalement de polémiste. Pour Houellebecq, il est écrivain, mais aujourd’hui, il a une activité d’idéologue. Les questions du style et de l’esthétique sont clairement secondaires dans les prises de paroles qu’ils peuvent faire aujourd’hui dans les médias.

    Vincent Berthelier answering the interview. © Clément Tissot

    LVSL – Revenons à Céline. Lorsque vous écrivez qu’il s’agit d’un miroir déformant concernant la littérature réactionnaire – puisqu’on l’étudie à l’école au-delà du fait qu’il ait été réhabilité -, vous ajoutez que son style est reconnu comme unique par une série d’acteurs. Comment peut-on expliquer cette position si singulière ?

    VB – Il y a deux raisons à cela. La première est que si l’on replace Céline dans l’histoire de la première moitié du 20ᵉ siècle, son entreprise ne sort pas de nulle part – et lui-même se reconnaît des prédécesseurs. Il cite les ouvrages de Paul Morand (1888-1976), Henri Barbusse (1873-1935), Charles-Ferdinand Ramuz, il se réfère à Émile Zola. Céline ne prétend pas venir seul, mais cela n’empêche pas le succès considérable et immédiat du Voyage au bout de la nuit .

    Le dossier de réception de Voyage est conséquent. Il comprend de très grands noms, qui ont apprécié l’inventivité du style : Céline ne s’est pas contenté d’imiter les caractéristiques de la langue orale, mais a inventé un nombre considérable de néologismes, de variations sur de l’argot existant. Il n’a pas simplement repris l’argot qui existait, comme le faisaient les chansonniers de l’époque. Chez Céline, on trouve une créativité pour faire « plus oral » à l’écrit que l’oral lui-même.

    Il marque donc une étape très importante dans cette entreprise d’oralisation de la prose française. Rétrospectivement, les autres auteurs ont été relativement effacés : la singularité de Céline n’est est que davantage ressortie.

    Il y a une deuxième raison : à partir des années 1950, une campagne de réhabilitation s’est mise en place. Ce serait exagéré de dire qu’elle a été uniquement le fait de Roger Nimier. Avant cela, une pétition de soutien à Céline avait notamment été lancée par Maurice Lemaître. À cette époque, ce dernier appartenait au courant lettriste (un courant d’avant-garde de tendance libertaire).

    Malgré tout il y a eu une entreprise délibérée, une tactique, menée entre autre par Roger Nimier et son entourage pour remettre Céline sur le devant de la scène. Celle-ci a été soutenue par des personnalités lesquels on peut compter des figures comme Michel Audiard. S’est également développé autour de Céline toute une mythologie. Ses lecteurs et soutiens ont contribué à créer cette figure d’intouchable, au point que cela est devenu compliqué de parler de l’antisémitisme de Céline, de ses activités de collaborateur. Toute cette dimension a été minimisée.

    On a vu récemment ce que cela pouvait donner comme difficultés : pour les récents manuscrits qui ont été retrouvés, à peine étaient-ils sortis que les ayants-droits, qui sont en même temps les animateurs de ce fan-club célinien, ont tout de suite mis la main dessus et ont repris le monopole autour de la gestion du patrimoine célinien puisqu’il y avait une question de patrimoine et de plus une question d’accès à la veuve puisque c’était l’ancienne avocate de Céline qui décidait qui avait le droit d’aller rendre visite à Lucette. Ainsi, on trouve toute cette configuration autour de Céline qui a conduit à en faire une figure sacrée.

    LVSL – Depuis le début de l’entretien et c’est également ce que vous expliquez dans l’introduction du livre: on fait face à un corpus qui est intégralement masculin. En mettant de côté les auteurs passés à la postérité ou canoniques, est-ce qu’on a des autrices qui peuvent avoir cette étiquette d’auteures réactionnaires ?

    Gyp (Atelier Nadar), creative commons

    V.B – C’est un espace très masculin en effet. On trouve une romancière à succès qui répond au nom de Gyp, et qui écrivait des romans-feuilletons. Une autre romancière, T. Trilby, pseudonyme de Thérèse de Marnyhac (1875-1962) qui produisait plutôt des romans pour la jeunesse. Ces deux figures montrent que les femmes de ce microcosme ont tendance à occuper les positions symboliquement marginales. Symboliquement parce que c’étaient des autrices qui avaient éventuellement beaucoup plus de succès commercial, mais qui produisaient une littérature symboliquement moins valorisée.

    Dans la rédaction d ‘Action française , il y avait également une journaliste, Marthe Allard, qui écrivait sous le pseudonyme de Pampille. C’est un univers assez largement misogyne – sans oublier que le champ littéraire de l’époque en général est très misogyne lui-aussi. Ensuite, il y a des figures féminines qui peuvent évoluer autour de certains de ces auteurs, mais qui, elles-mêmes, ne sont pas forcément directement politisées. Robert Brasillach était un grand fan de Colette, il avait tout un tas de relations avec des figures du monde culturel de son époque qui n’étaient pas forcément réactionnaires même si lui-même ne cachait pas ses opinions et activités politiques. Il était ami notamment avec la compagnie Pitoëff, des comédiens plutôt à gauche, qui avaient accueilli assez favorablement le Front Populaire.

    Il y a ces autrices, autour de Henry de Montherlant qui a entretenu des correspondances avec des femmes qui ont écrit des livres dont lui-même avait fait des comptes-rendus. Ces livres n’étaient pas spécialement politiques. Il entretenait des relations quelque peu perverses avec elles qui faisaient tout pour entretenir le lien, elles écrivaient des romans psychologiques ou des espèces de réflexions et maximes donc pas d’ouvrages spécialement politiques.

    Enfin, une figure particulière mérite d’être mentionnée : Irène Némirovsky qu’on connaît aujourd’hui parce qu’elle a récemment reçu le prix Renaudot pour Suite française , roman qui a été re-découvert bien après sa mort. Morte en déportation, Némirovsky était une romancière à succès, assez reconnue dans les années trente. Elle publiait dans Gringoire , et on a souligné des éléments antisémites dans plusieurs de ses ouvrages alors qu’elle-même était juive…

    LVSL – Est-ce qu’on pourrait faire une étude équivalente sur le rapport entre le style et les auteurs de gauche ?

    V.B – Sans partir du principe que l’on va aller à la recherche d’un « style de gauche », il serait néanmoins intéressant d’analyser la manière dont on a associé le style et la gauche. De nombreux autours de gauche ont un style reconnaissable. André Breton, réputé comme prosateur, a un style impeccablement classique, hérité entre autres de Bossuet, tout en tenant des propos politiquement transgressifs. On pourrait aussi considérer Paul Nizan, au style cynique, mordant, méchant.

    Pour Louis Aragon, c’est encore plus net : tout le monde reconnaît sa grande aisance stylistique, sa capacité à passer d’une manière d’écrire à l’autre, à puiser dans la littérature la plus classique aussi bien que dans la phase surréaliste. Il faudrait évidemment parler du rapport des nouveaux romanciers à la politique, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

    Si l’on ne peut pas dire qu’il y a un style de gauche ou un style de droite, on trouve néanmoins des entreprises communes. C’est le cas pour le style célinien, c’est le cas autour des Hussards où se sont créées des communautés de pratique d’écriture. À gauche, il y aurait quelque chose à explorer du côté d’un style à la fois messianique, apocalyptique et en même temps très froid inspiré des moralistes français dont on trouverait des linéaments chez André Breton (1896-1966) dont le grand représentant est incontestablement Guy Debord (1931-1984).

    Il a un style remarquable et était grand lecteur des moralistes classiques. Son style a inspiré des auteurs anarchisants, la sphère « appeliste », le Comité invisible, plus récemment le Manifeste conspirationniste . On trouve ce style à la fois révolutionnaire et en même temps hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp. Ces traits stylistiques définissent une manière d’écrire très reconnaissable, dont on pourrait tracer une généalogie caractéristique d’une tendance de l’extrême gauche libertaire…

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      Centres de progrès (34) : Kyoto (le roman)

      ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 12 March, 2023 - 03:40 · 16 minutes

    Un article de Human Progress

    Le trente-quatrième Centre du progrès est Kyoto pendant la période Heian (qui signifie paix ) (794-1185 après J.-C.), un âge d’or de l’histoire japonaise qui a vu l’essor d’une haute culture caractéristique consacrée au raffinement esthétique et à l’émergence de nombreux styles artistiques durables. En tant que siège de la cour impériale, Kyoto était le champ de bataille politique où les familles nobles rivalisaient de prestige en parrainant les meilleurs artistes. Cette compétition courtoise a donné lieu à des innovations révolutionnaires dans de nombreux domaines, y compris la littérature, et a donné naissance à une nouvelle forme littéraire qui allait redéfinir l’écriture de fiction : le roman.

    Aujourd’hui, Kyoto reste le cœur culturel du Japon. Ses temples bouddhistes, ses sanctuaires shintoïstes et ses palais royaux bien préservés attirent des touristes du monde entier, et ses jardins zen ont exercé une profonde influence sur l’art de l’aménagement paysager. Certains de ces sites historiques sont inscrits au patrimoine mondial de l’ UNESCO . L’artisanat traditionnel représente une part importante de l’économie de la ville : tisserands de kimonos, brasseurs de saké et de nombreux autres artisans locaux renommés continuent à produire des biens en utilisant des techniques ancestrales.

    Kyoto est également à la pointe de la technologie. La ville est une plaque tournante des technologies de l’information et de l’électronique, elle abrite le siège de la société de jeux vidéo Nintendo et contient une quarantaine d’établissements d’enseignement supérieur, dont la prestigieuse université de Kyoto. Sa population dépasse aujourd’hui 1,45 million d’habitants et la métropole, qui comprend Osaka et Kobe, est la deuxième zone la plus peuplée du Japon.

    Entourée de montagnes sur trois côtés, Kyoto est réputée pour sa beauté naturelle depuis l’Antiquité, de la célèbre bambouseraie de Sagano aux cerisiers en fleurs le long des rives de la rivière Kamo, dans le sud-ouest de la ville. Cette beauté naturelle a valu à la ville son surnom de « Hana no Miyako », la ville des fleurs.

    Des preuves archéologiques suggèrent que des hommes ont vécu dans la région depuis le Paléolithique. Bien qu’il reste peu de vestiges des débuts de la ville, une partie de l’architecture de Kyoto, comme le sanctuaire shintoïste de Shimogamo , date du VI e siècle après J.-C. L’architecture japonaise repose essentiellement sur le bois qui se détériore rapidement, de sorte que les matériaux de construction d’origine n’ont pas survécu. Cependant, la tradition japonaise millénaire qui consiste à revitaliser continuellement les structures en bois en respectant rigoureusement leur forme initiale « a fait en sorte que ce qui est visible aujourd’hui est conforme dans presque tous les détails aux structures d’origine ». L’exemple le plus célèbre de ce renouveau architectural est le sanctuaire shintoïste d’Ise, à 80 miles au sud-est de Kyoto, qui a été entièrement démantelé et reconstruit toutes les deux décennies depuis des millénaires. Au cours de l’ère Heian, ce sanctuaire s’est fait connaître par le patronage impérial, l’empereur envoyant souvent des messagers de Kyoto pour rendre hommage au site sacré.

    Kyoto a été officiellement fondée en 794. L’empereur Kanmu (735-806 ap. J.-C.), se sentant probablement menacé par le pouvoir croissant des chefs religieux bouddhistes, éloigna sa cour des grands monastères de l’ancienne capitale de Nara. Dans un premier temps, en 784, il déplace la capitale à Nagaoka-kyō, mais une série de catastrophes survient après le déménagement, notamment l’assassinat d’un conseiller impérial important, la mort de la mère de l’empereur et de trois de ses épouses (dont l’impératrice), une alternance de sécheresses et d’inondations, des tremblements de terre, une famine, une épidémie de variole et une grave maladie qui frappe le prince héritier. Le bureau officiel de divination du gouvernement attribua ce dernier malheur au fantôme vengeur du demi-frère de l’empereur, Sawara, qui s’était laissé mourir de faim après un emprisonnement motivé par des raisons politiques.

    Si le récit populaire veut que Kanmu ait abandonné Nagaoka-kyō pour fuir le prétendu fantôme, il y a peut-être une explication moins effrayante. En 793, le conseiller de l’empereur, Wake no Kiyomaro (733-799), peut-être l’un des meilleurs ingénieurs hydrauliques du VIII e siècle, a peut-être convaincu l’empereur que la protection de Nagaoka-kyō contre les inondations coûterait plus cher que de repartir de zéro dans un endroit moins exposé aux inondations.

    Quelle qu’en soit la raison, en 794 ap. J.-C., Kanmu déplaça à nouveau la capitale, érigeant une nouvelle ville selon un plan quadrillé inspiré de l’illustre capitale chinoise de la dynastie Tang (618-907 ap. J.-C.), Chang’an. Cette nouvelle capitale somptueuse a coûté les trois cinquièmes du budget national du Japon de l’époque. Son plan était strictement conforme au feng shui chinois ou à la géomancie, une pseudo-science qui cherche à aligner les structures artificielles sur les directions cardinales du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, d’une manière précise supposée apporter la bonne fortune. Le palais impérial, entouré d’un grand mur extérieur rectangulaire (le daidairi ), était construit au nord de la ville et orienté vers le sud. Les incendies constituaient un problème constant pour ce complexe essentiellement en bois et, bien que reconstruit à de nombreuses reprises, le palais Heian n’existe plus aujourd’hui. L’actuel palais impérial de Kyoto, inspiré du style de la période Heian, se trouve à proximité.

    De l’entrée principale du palais Heian partait une grande artère centrale, la monumentale avenue Suzaku. L’avenue Suzaku, d’une largeur de plus de 79 mètres, traversait le centre de la ville jusqu’à l’énorme porte Rashōmon, située au sud de la ville. Cette porte a donné son nom au célèbre film d’Akira Kurosawa sur le procès pour meurtre qui s’est déroulé à la fin de l’ère Heian en 1950. Au nord de la ville, près de l’enceinte impériale, d’imposantes maisons de style chinois abritaient la noblesse. L’empereur baptisa sa coûteuse métropole Heiankyō, qui signifie « capitale de la paix et de la tranquillité », aujourd’hui simplement connu sous le nom de Kyōto, c’est-à-dire « capitale ». (elle conserve ce nom bien que Tokyo lui ait succédé en tant que capitale du Japon en 1868).

    La période Heian de l’histoire japonaise tire son nom de la capitale de l’époque. Cependant, cette époque a mérité son surnom et a été relativement exempte de conflits jusqu’à ce qu’une guerre civile (la guerre de Genpei, qui a duré de 1180 à 1185 après J.-C.) mette un terme à la période. Cette longue période de paix a permis à la cour de développer une culture axée sur le raffinement esthétique.

    Pendant des siècles, la famille aristocratique Fujiwara a non seulement dominé la politique de la cour de Kyoto (en se mariant avec la lignée impériale et en produisant de nombreux empereurs), mais elle a également cherché à diriger la culture de la ville, en donnant la priorité à l’art et au raffinement de la cour. La noblesse rivalisait pour financer toutes sortes d’œuvres d’art, tirant son prestige de son association avec les plus grands innovateurs de l’époque dans des domaines tels que la calligraphie, le théâtre, la chanson, la sculpture, l’aménagement paysager, les marionnettes ( bunraku ), la danse et la peinture.

    La noblesse produisait également de l’art elle-même. « Les meilleurs poètes étaient des courtisans de rang moyen », note Earl Roy Miner, professeur de littérature japonaise à l’université de Princeton. La famille Ariwara (ou clan), la famille Ono et la famille Ki ont produit un grand nombre des meilleurs poètes, malgré la richesse et l’influence accrues de la famille Fujiwara. Le poète Ono no Michikaze (894-966 ap. J.-C.), par exemple, est considéré comme le fondateur de la calligraphie japonaise.

    C’est à Kyoto que la cour a progressivement cessé d’imiter la société chinoise et a développé des traditions typiquement japonaises. Par exemple, la tradition japonaise de la peinture yamato-e , connue pour son utilisation de la perspective aérienne et des nuages pour obscurcir certaines parties de la scène représentée, est entrée en concurrence avec la tradition de la peinture kara-e inspirée de la Chine.

    Par-dessus tout, les courtisans de l’époque Heian accordaient une grande importance à la poésie et à la littérature. Selon Amy Vladeck Heinrich, qui dirige la bibliothèque de l’Asie de l’Est à l’université de Columbia, « l’habileté d’une personne en matière de poésie était un critère majeur pour déterminer son statut dans la société, et même pour influencer ses positions politiques ». Ce n’est pas pour rien que la poésie jouait un rôle important dans la romance courtoise et la diplomatie, les échanges formels de poèmes renforçant les liens entre les amants potentiels et les autres royaumes.

    La poésie de Kyoto

    La principale forme poétique était le waka , dont est issu le haïku , aujourd’hui mieux connu. Les waka se composent de 31 syllabes disposées en cinq lignes, contenant généralement cinq, sept, cinq, sept et sept syllabes, respectivement. L’un des plus grands poètes de l’époque est le courtisan de Kyoto Ki no Tsurayuki (872-945 ap. J.-C.), coauteur de la première anthologie de poésie parrainée par l’Empire et auteur du premier essai critique sur les waka .

    Il écrivait :

    « La poésie japonaise plonge ses racines dans le cœur humain et s’épanouit dans les innombrables feuilles des mots. Parce que les êtres humains ont des intérêts de toutes sortes, c’est dans la poésie qu’ils expriment les méditations de leur cœur en termes de vues apparaissant devant leurs yeux et de sons arrivant à leurs oreilles. Entendre la fauvette chanter parmi les fleurs et la grenouille dans ses eaux fraîches – y a-t-il un être vivant qui ne soit pas doué pour le chant ? » (le mot japonais pour chant peut également signifier poème ).

    La nature était un sujet de prédilection pour les artistes et les écrivains de Kyoto, en particulier lorsqu’elle changeait avec les saisons. Comme l’explique le Metropolitan Museum of Art, « les habitants de Kyoto étaient profondément émus par les subtils changements saisonniers qui coloraient les collines et les montagnes qui les entouraient et régissaient le rythme de la vie quotidienne ».

    Un autre thème récurrent est celui de l’impermanence de la beauté et du caractère éphémère de la vie. Malgré son opulence relative, la vie à Kyoto était extrêmement courte. L’historien japonais Kiyoyuki Higuchi a écrit que « les conditions de vie réelles à l’intérieur et autour de la cour impériale étaient, selon les normes d’aujourd’hui, incroyablement insalubres et contre nature ». Selon des ouvrages sur l’histoire des épidémies et des traitements médicaux, les femmes de l’aristocratie mouraient en moyenne à l’âge de 27 ou 28 ans, et les hommes à l’âge de 32 ou 33 ans. En plus du taux de mortalité infantile extrêmement élevé, celui des femmes à l’accouchement était également élevé… Si l’on examine les causes spécifiques de décès à l’époque, la tuberculose (y compris peut-être les cas de pneumonie) représentait 54 %, le béribéri 20 % et les maladies de la peau (y compris la variole) 10 % ».

    L’un des poèmes les plus emblématiques de cette période, écrit par Ono no Komachi (v. 825-c. 900 AD), une courtisane célèbre pour sa beauté, met l’accent sur la nature éphémère de son apparence :

    花の色は Hana no iro wa La couleur des fleurs

    うつりにけりな utsuri ni keri na a déjà disparu

    いたづらに itazura ni si vide de sens

    わが身世にふる waga mi yo ni furu J’ai vieilli, j’ai traversé le monde

    ながめせしまに nagame seshi ma ni regardant fixement la pluie

    Le poème est un exemple de jeux de mots, dont la multiplicité le rend impossible à traduire avec précision – le verbe furu peut signifier soit vieillir , soit pleuvoir , et le mot nagame peut être traduit par longue pluie ou regard vide .

    À l’époque de la fondation de Kyoto, le japonais était généralement écrit à l’aide du système d’écriture chinois, ce qui n’était pas idéal. Les caractères chinois ne permettaient pas d’exprimer facilement les aspects de la langue japonaise qui n’existaient pas en chinois. Mais à Kyoto au IX e siècle, les femmes de la cour, dissuadées d’étudier le chinois, ont mis au point un système d’écriture syllabaire phonétique simplifié, mieux adapté aux nuances de la langue japonaise. Leur système, l’ hiragana , a non seulement contribué à répandre l’alphabétisation des femmes mais a aussi donné aux écrivains beaucoup plus de souplesse et a permis aux femmes d’écrire une grande partie des meilleurs textes de l’époque. Aujourd’hui, le japonais s’écrit en combinant les caractères chinois ( kanji ), les hiragana et les katakana (un autre syllabaire simplifié mis au point par les moines).

    Le meilleur exemple de l’influence féminine sur la littérature japonaise de la période Heian est peut-être la compétition entre deux épouses de l’empereur Ichijō (980-1011 après J.-C.), l’impératrice Teishi (977-1001 après J.-C.) et l’impératrice Shōshi (988-1074 après J.-C.), qui cherchaient chacune à surpasser l’autre et à placer son propre fils sur le trône. Elles se sont battues non pas par la violence mais par les arts : chacune a essayé de remplir sa maison de poètes et d’artistes supérieurs, augmentant ainsi son prestige relatif à la cour.

    Ces impératrices en duel ont donné naissance à une rivalité littéraire éternelle entre deux femmes de la noblesse à leur service, qui portaient les noms de plume de Sei Shōnagon (v. 966-c. 1025 AD) et Murasaki Shikibu (v. 978-c. 1014 AD). Shōnagon était une dame d’honneur de l’impératrice Teishi, et Murasaki une dame d’honneur de l’impératrice Shōshi. Il est possible que chacune ait été appelée à servir son impératrice respective spécifiquement en raison de son talent littéraire.

    En 1002, Shōnagon acheva Les notes de l’Oreiller , une compilation de poèmes, d’observations et de réflexions, aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature japonaise classique et comme l’une des meilleures sources d’information sur la vie de la cour de Heian. Murasaki riposte avec son propre chef-d’œuvre et rédige des critiques cinglantes sur l’écriture et la personnalité de Shōnagon. En 1008, une partie au moins du Conte de Genji de Murasaki était en circulation dans l’aristocratie de Kyoto.

    Le conte de Genji, qui relate la jeunesse, les amours et la mort d’un prince séduisant et souvent épris, est souvent considéré comme le premier roman du monde. L’Encyclopedia Britannica note que le conte de Genji reste « la plus belle œuvre non seulement de la période Heian mais aussi de toute la littérature japonaise et mérite d’être considéré comme le premier roman important écrit dans le monde ».

    Le conte de Genji contient de nombreux éléments qui définissent encore aujourd’hui les romans : il s’agit d’une longue fiction en prose avec un personnage central et des personnages secondaires, des événements narratifs, des intrigues parallèles et, bien sûr, des conflits. Le roman comporte également environ 800 waka , que les personnages utilisent souvent pour communiquer. L’histoire a connu un succès immédiat auprès de la noblesse et a inspiré de nombreuses peintures des scènes du roman.

    Si le roman se concentre sur une vision idéalisée de l’amour courtois, il contient également des morts prématurées et d’autres détails désagréables qui n’auraient été que trop familiers aux courtisans de Kyoto. Par exemple, il n’est pas question de bain dans le Conte du Genji , ce qui reflète malheureusement l’état d’hygiène de Kyoto. Comme le souligne Higuchi :

    La coutume du bain n’était pas très répandue parmi la noblesse de l’époque… Bien que cela dépasse l’imagination des gens d’aujourd’hui, si une femme de la noblesse de l’époque Heian s’approchait de vous, son odeur corporelle serait probablement très forte. De plus, lorsqu’elles attrapaient un rhume, elles mâchaient de l’ail cru, ce qui augmentait encore le niveau d’odeur. Un passage du Genji illustre clairement ce point : une femme écrivant une réponse à un homme lui demande de ne pas passer ce soir, car elle empeste après avoir mangé de l’ail.

    La plus grande querelle littéraire de Kyoto a connu un vainqueur décisif. Shōnagon reste relativement inconnue en dehors du Japon, et l’impératrice qu’elle servait est morte en couches alors qu’elle n’avait qu’une vingtaine d’années. Les écrits de Murasaki sont entrés dans l’histoire, et l’impératrice qu’elle servait a vu deux de ses fils devenir empereurs. Aujourd’hui, un musée entier consacré au Conte de Genji se trouve à Uji, juste à côté de Kyoto.

    La période Heian s’est achevée avec l’essor de la culture samouraï (noblesse militaire héréditaire), et le pouvoir de facto du Japon est passé des courtisans raffinés mais non vêtus de Kyoto à des généraux militaires belliqueux baptisés shogun .

    Aujourd’hui encore, la famille impériale japonaise organise chaque année un concours d’écriture de poésie. Alors qu’à l’époque Heian, seuls la noblesse et les moines avaient le temps et l’éducation nécessaires pour composer de la poésie ou de la prose, l’écriture amateur est aujourd’hui un passe-temps populaire au Japon et dans le reste du monde développé.

    Plusieurs siècles après l’époque de l’éclat littéraire de Kyoto, le professeur d’anglais américain Selden Lincoln Whitcomb a déclaré en 1905 : « Le roman est la forme la plus complète d’art représentatif que l’homme ait découverte ». Pour avoir été au cœur de l’invention du roman, pour avoir marqué un tournant dans l’histoire des arts littéraires et pour ses nombreuses autres réalisations dans le domaine de l’art et de la poésie, la ville de Kyoto de l’ère Heian est à juste titre notre trente-quatrième Centre du progrès.

    Traduction Contrepoints

    Sur le web

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      The Circle, avant le film, le roman individualiste

      Auteur invité · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Sunday, 1 January, 2023 - 03:30 · 8 minutes

    Par Christophe Jacobs 1

    Le but de ce compte rendu n’est pas de dévoiler tous les détails de l’œuvre mais suffisamment pour montrer en quoi des inquiétudes exprimées vis-à-vis du pouvoir des médias sont récurrentes depuis plus de cent ans et directement liées à l’idée de la « société moderne égalitaire ».

    Dénoncer les excès du « collectif populaire » prétendant s’opposer à « l’égoïsme »

    Le Cercle relate méthodiquement l’ascension professionnelle de May, une jeune femme, devenue community manager dans une super-entreprise des technologies de l’information (née de la fusion Google, Apple et Facebook).

    May n’a aucune passion particulière et se voit comme une personne plutôt réservée sans propension au départ à dévoiler des détails sur sa vie personnelle, bien au contraire.

    Cependant, la jeune femme possède le talent de pouvoir formuler des commentaires ou répondre au consommateur insatisfait de manière rapide et bien tournée ; son talent est immédiatement diagnostiqué au sein de l’entreprise dans laquelle elle est entrée plus par curiosité que par ambition.

    Sa capacité à se faire transparente et à tenir sa propre personnalité constamment en retrait lui valent cependant d’obtenir une promotion comme présentatrice vidéo où elle se fait en direct l’œil et la voix de la communication d’entreprise sur une chaîne média publique…

    Le scénario d’une simplicité presque convenue pose progressivement le cadre de cette nébuleuse de pouvoir démesuré dont bénéficient les trois fondateurs du Cercle du fait de leur instrumentalisation totale de l’esprit de groupe.

    Adulés chez eux par leurs employés et dans le monde entier par les consommateurs pour leur sens de la communication commerciale, ils peuvent finalement en user arbitrairement. Ils peuvent même détruire discrètement tout opposant, tant financièrement que politiquement.

    Une narration « garantie sans paraben »

    La narration de Eggers ressemble davantage à un déroulement factuel – quasi aseptisé – qu’à une œuvre littéraire. L’auteur renonce au maximum à toute dramatisation. Il se sert volontiers du vocabulaire vide et simpliste de la « propagande marketing » omniprésente sur les canaux de télévision et réseaux sociaux.

    Jamais aucun jugement de valeur émis par la protagoniste principale ne vient perturber le déroulement des événements. Malgré quelques doutes, May s’évertue uniquement à vouloir « bien faire en toute circonstance »… à l’instar du monde de la publicité précisément qui doit évidemment s’interdire de jamais juger son prospect .

    Ce style littéraire – que de nombreuses critiques ont trouvé plus ou moins frustrant d’ailleurs-  est néanmoins ce que certains ont appelé la narration au « troisième degré » de cet auteur. Il évite tout ce qui pourrait être excitant, ne laissant plus à son lecteur que la liberté de reconnaître combien la platitude conventionnelle a déjà largement intégré l’environnement contemporain.

    Paradoxalement le monde ici décrit du super-réseau-social est un monde dans lequel chacun se permet de juger chacun, en lui donnant des likes et des notes pour chaque bribe de phrase plus ou moins insipide, lesquels sont mis en réseau sans tarder. Tout cela est un développement en droite ligne du bon vieux « Quota TV »  de nos parents…

    La perte de la frontière

    Il s’agit ici de politique-fiction mais dans la mesure où les règlements de surveillance et avancées technologiques exposés sont franchement élémentaires, telles que ces caméras de très petites tailles avec très longue autonomie de fonctionnement… (à peine différente d’une Netgear Arlo en 2016), on comprend vite que le monde qui est décrit reste banalement proche du nôtre.

    Nous ne sommes pas dans the Matrix ni même dans la Grève de Rand : nous sommes dans un monde de banalité ne laissant aucune place à l’héroïsme.

    Sphère publique et sphère privée

    Fidèle à son style sardonique, Eggers traite le combat intérieur de la conscience qui s’insurge contre la règle sociale collective en se servant de symboles bruts, sans fioritures ni explication.

    En particulier, il relate l’aventure sexuelle vécue par May pendant les heures de travail avec un être « inconnu du réseau social ». Elle se retrouve avec lui dans une grotte obscure située sous le « campus » de l’entreprise.

    Toute sa raison lui dit d’ailleurs de ne pas prolonger cette aventure grisante laquelle entre clairement en conflit avec ses « devoirs de communication sociale ». Elle sait que son comportement présente un risque pour l’entreprise elle-même.

    Pourtant l’attraction « animale » qu’elle ne peut s’empêcher de ressentir agit comme une mystérieuse puissance et la replonge sans cesse dans le doute sur le sens-même de son travail au Cercle.

    La mise en scène de cette pulsion sexuelle rappelle donc assez fort l’utilisation littéraire qu’en faisaient les critiques du totalitarisme tels Orwell dans 1984 et Huxley dans Le meilleur des mondes . Elle tire aussi sa substance de racines philosophiques un peu plus anciennes.

    Le monde « indécent » de la symbolique sexuelle a inspiré des développements fameux auparavant. À l’instar de Sigmund Freud, le philosophe Carl Gustav Jung décrivait la sexualité et le rêve – en ce qu’ils sont relativement libérés des entraves de la bienséance – comme étant au cœur de la construction individuelle.

    Cette construction qui constitue d’après Jung le thème principal de toutes les mythologies humaines (aller combattre le dragon au fond de la grotte… encore elle), doit permettre à l’humain de s’affirmer contre l’oppression du carcan collectif. C.G. Jung suggère que pour pouvoir se civiliser le psychisme humain construit son « mythe » du héros individualiste.

    Les deux sont même inséparables selon lui. Jung décrit aussi l’importance de la frontière entre public et privé vue des profondeurs « de l’intérieur ».

    Selon le philosophe, l’Homme ne fonctionnerait pas du tout de la même manière en privé qu’en public (collectivement) : la superposition « moyenne » des consciences privées ne serait jamais assimilable à une « sagesse » collective. Ce serait même tout l’inverse.

    Ce que Carl Gustav Jung décrit comme l’expression d’une force primitive aussi appelée tribalisme laquelle s’oppose constamment à la force constructive civilisatrice , c’est cette conscience collective.

    D’après Jung, pour prospérer, chaque individu aurait le devoir d’extraire sa propre sagesse individuelle distincte du collectif. Or, le « tribalisme effréné » si pesamment décrit dans Le Cercle a pris ces dehors apparemment civilisés que nous lui connaissons mais cette apparence est parfaitement superficielle et trompeuse. L’erreur commune serait de s’attendre à une « sauvagerie primitive » collective que l’on pourrait combattre « à vue ».

    Une référence majeure de la société moderne s’impose donc encore à la lecture du Cercle : c’est l’analyse politique de Hannah Arendt.

    Le Cercle évoque d’une part, sa description d’une « banalité » intimement liée au mal totalitaire.

    On se rappelle que Arendt avait fait scandale en Israël jadis, durant sa couverture du procès Eichmann pour Le Times, car elle avait relevé le fait paradoxal que ce cadre nazi employé au transport ferroviaire – sans la moindre haine antisémite – avait envoyé des dizaines de milliers de personnes de religion juive à l’extermination méthodique.Il l’avait fait non pas comme manifestation d’une perversion diabolique ou raciste bien identifiable mais principalement pour ne pas déplaire à ses supérieurs.

    Arendt a d’autre part le mérite d’avoir déjà dénoncé l’évolution de la pensée vers le « tout-social », au détriment d’une séparation entre sphère publique et sphère privée, dans son livre La condition humaine – publié chez University Press Chicago en 1958 .

    Elle décrit comment cette séparation est déjà ancrée dans la société grecque Antique, soit bien avant l’idée de l’inconscient et bien avant les craintes suscitées par le « pouvoir d’éclaircissement illimité » que nous promet aujourd’hui le marketing du big data .

    La critique actuelle des médias

    Pour celui qui est inquiet de nature, le risque de retrouver les technologies de l’information que se disputent encore entre elles les GAFA, entre les mains d’une seule entreprise de media, n’est que trop vraisemblable du fait des révélations de Edward Snowden sur l’activité de la NSA. L’analyse de la dérive médiatique moderne avec ses abus de pouvoir a pourtant déjà son histoire populaire et brillante dans la littérature française et remonte même à l’ère du cheval vapeur.

    Rappelons-nous en effet le chef-d’œuvre de Maupassant Bel Ami (1885) qui se déroule dans le grand monde de la presse parisienne par exemple. Il semble illustrer la même ascension (héroïque, celle-là) d’un être sans scrupules au sein de cette nouvelle machine de pouvoir – le parallèle avec The Circle est impressionnant.

    Si cependant on préfère se rabattre sur une version contemporaine de cette critique sociale, Eggers peut au moins convaincre ses lecteurs, que 130 ans plus tard, le processus civilisateur de la « médiatisation» laisse toujours beaucoup à désirer.

    David Eggers, Le Cercle , Éditions Gallimard, 2017, 576 pages.

    Article publié initialement le 1 août 2017.

    1. Christophe Jacobs vit en France et travaille comme consultant en communication pour des entreprises commerciales et culturelles. Il est l’auteur de traductions de textes d’inspiration libérale (Garet Garrett) et amateur de sculpture. Il a été durant plusieurs années agent pour l’artiste allemand E. Engelbrecht dont l’œuvre monumentale s’est inspirée largement de la philosophie Jungienne.
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      La Passeuse de Mots : à la découverte de la saga fantasy phénomène

      news.movim.eu / JournalDuGeek · Thursday, 1 December, 2022 - 10:30

    passeuse-de-mots-saga-litteraire-158x105.jpg Passeuse de Mots

    La Passeuse de Mots revient pour un troisième tome chez Hachette Romans. Nous avons rencontré Alric et Jennifer Twice, lauréats du prix Babelio et auteurs de ce nouveau succès du rayon jeune adulte.

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      Sélection : 5 romans que les ados vont adorer cet été !

      news.movim.eu / JournalDuGeek · Tuesday, 2 August, 2022 - 17:21

    1-5-158x105.jpg romans ados été

    Les beaux jours sont enfin là. À la plage, à la montagne ou lors d’un trajet, voici les 5 romans à dévorer cet été que vous soyez adolescents ou pas.

    Sélection : 5 romans que les ados vont adorer cet été !

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      Que voir et lire avant la série Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir

      news.movim.eu / Numerama · Monday, 25 July, 2022 - 15:11

    Durin IV Rings of Power

    La série Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir sera diffusée sur Amazon Prime Video à partir de septembre. Cela laisse quelques semaines pour se mettre à jour avec les œuvres de Tolkien. Voilà ce qu'il convient de voir et lire pour être au point le jour J. [Lire la suite]

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      Apèrs le bac de français, Sylvie Germain répond aux lycéens en colère

      news.movim.eu / HuffingtonPost · Wednesday, 22 June, 2022 - 09:19 · 3 minutes

    Sylvie Germain, ici en 2019, a été victime de cyberharcèlement après que son texte a été proposé au bac de français le 16 juin 2022. Sylvie Germain, ici en 2019, a été victime de cyberharcèlement après que son texte a été proposé au bac de français le 16 juin 2022.

    BACCALAURÉAT - “Quels adultes vont-ils devenir?” Voici ce que se demande mardi 21 juin dans le Figaro l’auteure Sylvie Germain, victime de harcèlement sur Internet depuis qu’un extrait de son roman Jours de colère est tombé au bac de français .

    Jeudi 16 juin, près de 400.000 lycéens de première en filière générale avaient le choix entre trois dissertations et un commentaire de texte. Ce dernier reprenait un passage du livre de Sylvie Germain, plus précisément du chapitre intitulé “Les Frères”. Le texte long d’une vingtaine de lignes décrit les fils de deux personnages de l’ouvrage, Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse, élevés dans la forêt du Morvan à une période indéterminée, était-il précisé.

    Visiblement, certains lycéens qui avaient opté pour le commentaire de texte ont eu du mal à comprendre de quoi il en retournait. Au point d’exprimer parfois violemment leur mécontentement envers l’écrivaine, comme vous pouvez le voir dans les messages et vidéos publiées sur les réseaux sociaux.

    @jules.mllt

    elle l’a fout elle aussi #bacfrancais2022 #bac #bacfrancais #sylviegermain #fyp #faitesmoipercerwesh

    ♬ Pass The Dutchie - Musical Youth

    @larabe92213

    Ya3tik 3asba toi et t jours de colere abonnez vous jv devenir influenceur j’ai plus d’avenir #pourtoi #lycee #bac

    ♬ son original - 🧏‍♀️

    “Immaturité, haine de la langue”

    Sylvie Germain ne savait pas que son livre, qui a reçu le prix Femina en 1989 , avait été choisi pour l’épreuve de français au nom de la confidentialité des sujets. “J’ai été étonnée, et touchée par le choix d’un de mes livres, et aussi légèrement perplexe devant cet extrait peut-être peu évident hors contexte”, reconnaît-elle.

    Toutefois, l’écrivaine fustige la violence qu’elle subit: “C’est grave que des élèves qui arrivent vers la fin de leur scolarité puissent montrer autant d’immaturité, et de haine de la langue, de l’effort de réflexion autant que d’imagination, et également si peu de curiosité, d’ouverture d’esprit.” Elle dénonce ses harceleurs qui “veulent des diplômes sans aucun effort”.

    “Le passage à analyser n’était pas délirant, le vocabulaire était accessible, mais certains se contentent d’un vocabulaire si réduit, riche seulement en insultes et en invectives, que tout écrit un peu élaboré leur est un défi, un outrage”, tacle-t-elle, dénonçant une “flambée de rage (...) aussi absurde qu’affligeant(e)”.

    Comme correction, Studyrama propose d’expliquer comment l’auteure parvient à mener ses personnages de l’animal à l’humain. Les bacheliers ont-ils eu la même analyse? Résultat le 5 juillet.

    À voir également sur Le HuffPost: “Bac 2021: ‘Une fois qu’on a le bac, on n’est pas sûr d’avoir quelque chose’”

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      Skandar et le vol de la licorne : “Harry Potter et Skandar auraient pu être amis”

      news.movim.eu / JournalDuGeek · Friday, 17 June, 2022 - 15:20

    template-jdg-2022-06-16t154359-509-158x105.jpg skandar et le vol de la licorne autrice

    Le best-seller jeunesse Skandar et le vol de la licorne est déjà un succès mondial. Rencontre avec son autrice, qui pourrait bien s'imposer comme l'héritière de J.K. Rowling.

    Skandar et le vol de la licorne : “Harry Potter et Skandar auraient pu être amis”